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Publié par Pour une vraie gauche à Lannion

Gauche, gauches, peuple

 

La vie a tranché. Le Front de gauche en 2012 avait amorcé le redressement et la concentration d’un vote « gauche de gauche ». En 2017, un seuil décisif de crédibilité a été franchi. Il a mis au tout premier plan la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon. Tout le potentiel politique critique que recèle notre société n’est pas dans FI ; mais c’est là que se trouvent aujourd’hui la dynamique et l’engagement militant les plus forts.

Comme c’est le cas pour Podemos, de nombreux responsables de FI regardent du côté du « populisme de gauche » pour trouver la légitimation intellectuelle de leur projet. Voir dans ce type de référence une monstruosité, en faire l’objet d’une stigmatisation équivalente à celle du « totalitarisme » naguère, voilà qui ne me semble pas raisonnable. Mais on peut considérer avec intérêt la dynamique de FI et de Podemos et, pourtant, lire avec circonspection certaines des théories qui les accompagnent. Pour tout dire, la tentation du « populisme de gauche » risque à mes yeux de conduire le mouvement dans l’impasse à terme.

Faire du « populisme » un sujet d’antagonisme et de clivage ne me semble pas souhaitable. Mais en débattre sereinement, de façon constructive est une nécessité. Sans chercher à durcir les angles, le texte qui suit est, dans mon esprit, une contribution à ce débat1.

 

Historiquement, la construction et la distribution des comportements, des stratégies et des forces politiques se font à l’intersection de trois champs : celui des classes, celui des blocs aspirant à l’hégémonie et au pouvoir, celui des majorités politiques, à droite ou à gauche. Ces trois champs doivent être pensés simultanément et non séparément ; leur articulation est au cœur de la constitution du peuple comme acteur politique.

1. L’axe de classe doit être pensé de façon nouvelle. Nous sommes sortis de la longue séquence de l’expansion ouvrière et du mouvement ouvrier. Les deux premières révolutions industrielles concentraient et nationalisaient un groupe central, autour de l’industrie et de la croissance périphérique ; la révolution informationnelle, la financiarisation et la mondialisation rediversifient à l’extrême les classes subalternes, sans les minorer pour autant. Il y a une expansion du salariat, mais il n’y a plus de centralité prolétarienne. La salarisation elle-même se combine désormais avec d’autres modes de subordination des forces de travail. Les inégalités croissantes s’entremêlent avec des discriminations croissantes. La masse numérique est du côté des exploités et des dominés, et donc des « subalternes », mais on ne repère plus de groupe central. La polarisation est plus forte que jamais (celle des avoirs, des savoirs et des pouvoirs), mais il n’y a plus de centre à proprement parler (ouvriers et capitalistes, centre et périphérie, Nord et Sud…).

Plus de centre « naturel », plus de cercles concentriques, plus de hiérarchie des combats émancipateurs : le rassemblement des subalternes – le « peuple » sociologique – suppose donc de la cohérence, mais pas de centralisme.

2. La question des blocs renvoie à des problématiques plus « gramsciennes » que « léninistes ». Il n’y a pas de régulation sociale globale possible, sans un « bloc historique » qui la fonde et la légitime. Ce bloc peut être rétrograde ou propulsif, conservateur ou transformateur, libéral ou jacobin2. En cela, rassembler les subalternes en peuple politique passe par la constitution d’une variante moderne du « bloc jacobin ».

Or, dans ce bloc, tout a toujours dépendu du groupe et du projet qui ont donné le ton. Les radicaux du XIXe siècle l’envisageaient sous hégémonie des « classes moyennes » (« Bloc des gauches ») ; les socialistes puis les communistes le rêvaient plus directement centré sur les catégories populaires industrielles et urbaines. En France, au XXe siècle, c’est le PC qui a poussé le plus loin l’esquisse populaire de ce bloc à partir des années trente. Dans son esprit, à partir des années 1960, l’union de la gauche autour d’un programme radical-keynésien était le socle politique rendant possible l’installation de cette forme de bloc historique. En pratique, hélas, l’union s’est faite à l’avantage du PS et des nouvelles couches moyennes salariées.

Au travers du « bloc », la pensée gramscienne cherchait une manière de raccorder politiquement le matériel et le symbolique, la position sociale et le champ des représentations. Gramsci le faisait à un moment où la conscience commune rassemblant le bloc pouvait se greffer sur l’expansion et l’unification relative du monde ouvrier et urbain. Aujourd’hui, on l’a vu, il n’y a plus de groupe central en expansion et en voie de concentration. Il n’est plus si pertinent non plus de penser en termes d’alliance de classes ou fraction de classes, dont il suffirait de trouver le point d’équilibre. Le fondement social du bloc se trouve dans la position subalterne de celles et ceux que l’on peut désigner par les trois termes d’exploités, de dominés et de discriminés. Ils ont pour eux le nombre, mais ils sont éparpillés ; pour qu’ils puissent passer de la subordination à l’émancipation, il faut qu’ils se rassemblent en « bloc » s’assumant comme tel et capable de contester l’ordre dominant.

Encore faut-il savoir ce qui peut souder le monde des subalternes. La conscience commune se construit certes dans la conflictualité : réflexion banale pour qui raisonne encore en termes de lutte des classes. Mais suffit-il pour la coaguler de désigner un adversaire (la logique du « eux-nous ») ou convient-il de mettre au centre le projet, qui délégitime l’adversaire et fonde la prétention populaire à l’hégémonie sur le tout social ? Le « nous » se structure-t-il durablement en peuple politique dans la détestation du « eux », ou dans une capacité supérieure à incarner l’intérêt du « tous » ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qui a nourri hier le dynamisme global du mouvement ouvrier et qui lui a permis de peser sur le mouvement même du capitalisme : le sentiment de constituer une communauté prolétaire face à la communauté des dominants ou le fait que, en s’émancipant, la classe ouvrière contribuait à ce que s’émancipe la société tout entière ?

Personnellement, je plaide pour la seconde hypothèse et c’est en cela avant tout, je le dis au passage, que je m’écarte sur le fond des tentations du « populisme de gauche ». Quand ils se sont constitués, à la charnière des XIXe et XXe siècles, les partis politiques de l’espace ouvrier ne se sont pas définis avant tout par leur fondement social (populaire, ouvrier ou prolétarien), mais par leur visée fondamentale (socialisme, communisme…). Ils ont fait primer le projet de l’émancipation sur la réalité de la subordination. Dans les formes et dans les mots de notre temps, nous devrions chercher à faire de même.

3. Enfin, le troisième champ est celui de la gauche et de la droite. On sait que ce mode de répartition binaire se met en place aux débuts de la Révolution française quand, dans la nouvelle Assemblée nationale, les partisans du veto royal se regroupent à droite du président de séance, tandis que les adversaires se placent à gauche. En soi, ce principe binaire n’a rien d’original : l’Angleterre postrévolutionnaire l’a pratiqué bien avant 1789. Ce qui est intéressant est que la ligne de partage se fait en France au moment où s’impose un ordre nouveau contre celui de l’Ancien régime et que, de ce fait, le clivage s’installe notamment sur la question de l’égalité. Pour la droite l’inégalité est naturelle et profitable (elle fonde l’émulation), pour la gauche l’égalité relève du droit naturel et fonde l’ordre des sociétés. Pour la gauche, l’inégalité est source de déchirement et de violence ; pour la droite l’égalité est antinomique avec la liberté, tout autant qu’avec l’autorité.

La polarité n’est pas univoque : elle organise le clivage de la droite et de la gauche ; elle clive la gauche elle-même. Pendant la Révolution, la polarité distingue ceux qui pensent que l’égalité doit se cantonner au seul registre du droit et ceux qui pensent qu’elle doit aller jusqu’à l’égalité des conditions. Plus tard, une fois enracinée l’ordre bourgeois, les tenants de l’égalité – et donc de la gauche – se séparent entre ceux qui considèrent que l’on peut marcher vers l’égalité à l’intérieur du système et ceux qui considèrent qu’il faut pour cela rompre avec le système. Il y a donc toujours eu « la » gauche et « les » gauches. Depuis que le capitalisme ordonne le fonctionnement du tout social, la distinction principale à gauche oppose le pôle de l’accommodement et celui de la rupture systémique. En politique, il s’est toujours agi de savoir en même temps qui de la droite ou de la gauche attire le plus d’individus et qui, à droite comme à gauche, donne le ton. Pendant plusieurs décennies, la gauche de rupture a dominé l’espace de la gauche ; depuis la fin des années 1970, c’est la gauche d’accommodement qui a été majoritaire.

4. La pertinence du clivage a toujours été contestée. À droite, on a valorisé l’unité du peuple rassemblé par la foi, l’autorité ou l’orgueil national, en l’opposant à la division des « fractions » introduite par le clivage droite-gauche. À gauche, on a récusé la problématique de la gauche et de la droite au nom de la primauté des questions de classes. Ajoutons que le couple antagonique est plus ou moins opérant selon les périodes : au temps de la guerre froide, par exemple, il est recouvert par le conflit de l’Est et de l’Ouest, le « parti américain » d’un côté, le « parti moscoutaire » de l’autre. En sens inverse, on peut dire que le clivage existe, quand bien même les mots de gauche et de droite ne sont pas employés. Le Front populaire est structurant dans l’existence de la gauche française ; pourtant il ne se vit pas comme une dispute entre la droite et la gauche.

Convenons que la crise politique complexifie encore le problème. Depuis une trentaine d’années, l’alternance au pouvoir de la droite et de la gauche affaiblit la conviction que le clivage a du sens, puisque les uns et les autres font à peu près la même chose, sans résultat positif. Droite et gauche sont devenues des machines à désillusionner. Se réclamer de la gauche et de son nécessaire rassemblement ne suffit plus à mobiliser les électeurs. Mais la relativisation du clivage ne signifie pas sa disparition pour autant : voilà longtemps que les enquêtes d’opinion montrent plutôt qu’une large majorité d’individus répondent que la droite et la gauche n’ont plus de sens, mais qu’une majorité aussi large se situent sur l’axe, à droite, à gauche ou au centre. J’ajoute que les phases les plus dynamiques du mouvement ouvrier, au XIXe et au XXe siècle, sont celles où le discours de classe et la référence à la gauche se marient au lieu de s’opposer. Enfin, entériner la disparition du conflit originel peut justifier en même temps l’abandon de son point de fixation, c’est-à-dire l’égalité. Dans un moment où l’on répète à satiété que l’identité a pris la place centrale qui fut aux XIXe et XXe siècles celle de l’égalité, cela ne me paraîtrait guère propulsif.

5. À la différence de la construction populiste, je suggère donc d’articuler les trois champs énoncés au départ. Ce qui me conduit à formuler cinq affirmations complémentaires :

  • L’objectif stratégique est de rassembler les couches subalternes dispersées en peuple politique. Pas seulement en multitude, mais en peuple acteur de l’historicité, imposant des finalités, des valeurs, des critères et des méthodes alternatives pour « faire société ».

  • L’unité du « peuple tout entier » ou des « 99 % » est une fiction. L’objectif est de rassembler une majorité suffisante pour produire de l’émancipation. Le ciment de ce rassemblement n’est pas la désignation de l’adversaire – même si cette désignation est nécessaire – mais la critique de la logique sociale dominante qui produit la coupure du peuple et de l’élite, des exploités et des exploiteurs, des dominés et des dominants. Or cette logique ne peut être contestée durablement que si existe la conviction majoritaire qu’une dominante alternative – une logique d’émancipation – est possible. En cela, le projet – et lui seul – est le ciment durable d’une majorité rassemblée.

  • Il ne s’agit donc pas d’unifier la totalité du peuple, mais de constituer un bloc d’hégémonie dans lequel les couches les plus populaires ne sont pas dominées. Cela suppose de travailler de la sociabilité populaire (luttes et quotidienneté) et d’opposer au « grand récit » libéral un récit alternatif d’émancipation centré la triple question de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité. Ce triptyque – forme contemporaine de la trilogie républicaine – en effet le seul antidote à la quadruple tentation de l’intégration (la logique du fric), de l’adaptation (l’action à la marge du système), de l’enfermement (y compris « communautariste ») ou du ressentiment (contre le bouc émissaire).

  • Dans ce cadre, l’ancrage symbolique dans le clivage droite-gauche garde sa pertinence : il est celui qui oblige à penser en même temps la nécessité de la rupture (le rassemblement ne vaut que s’il porte à la rupture avec le système dominant) et l’exigence de construction d’une majorité (il n’y a pas de rupture sans majorité pour la formuler, la décider et la conduire). Mais cette pertinence n’est reproductible que si deux conditions sont remplies : que l’on travaille prioritairement à ce que la gauche de rupture soit en position de force à gauche ; que l’on redonne tout leur sens concret et symbolique aux déterminants de gauche. La gauche ne se répète pas : elle se reconstruit périodiquement. Les jours heureux ne sont pas derrière nous mais devant nous.

  • « L’union de la gauche » version années 60-70 est forclose. Faire de la gauche et de son rassemblement un opérateur stratégique immédiat est une absurdité. Pour une raison toute simple : avant que la gauche soit rassemblée, en fait pour qu’elle puisse être rassemblée, elle doit être refondée. Mais théoriser l’épuisement historique du clivage est dangereux, parce que le faire peut conduire à délégitimer en même temps ce qui l’a historiquement nourri : la passion de l’égalité, le moteur de l’espérance sociale et le sens des rassemblements majoritaires. Constitution du peuple en acteur politique et refondation de la gauche devraient être considérés comme deux versants d’une même ambition.

La profondeur d’un engagement à gauche ne se mesure pas au nombre de fois où l’on s’en réclame ; mais la recherche de majorités politiques de projet reste un horizon nécessaire. Les deux affirmations sont vraies en même temps ; à nous de trouver la façon de les faire vivre en même temps.

 

Roger Martelli

1 Je précise que j’ai rédigé une contribution intitulée « Un populisme de gauche est-il possible ? » dans le volume dirigé par Bertrand Badie et Dominique Vidal, En quête d’alternatives. L’État du monde 2018 (La Découverte, 2017). D’autres réflexions sont incluses dans le petit essai 1917-2017. Que reste-t-il de l’Octobre russe ? (Éditions du Croquant, 2017)0.

 

 

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